LIVRES





Titre Les Missionnaires Juifs de la France (1860 - 1939)
Editeur(s) Calmann-Lévy
Parution 1999
Auteur E. Antébi

ENQUÊTE

Au cours de mes recherches pour le livre sur L’homme du Sérail, j’avais fréquenté très souvent la bibliothèque (et les archives) de l’Alliance israélite universelle et lisant ces milliers de lettres bouleversantes des quatre coins de l’Orient et de la Méditerranée, l’idée m’était venue de révéler au grand public des extraits de ces « journaux de la vie quotidienne » tenus par des hommes souvent intrépides, mus par l’idée du bien des enfants et des générations futures.


LE RESUME DU LIVRE

Une « photographie du monde » à l’aube du XXe siècle, au moment où tous les conflits actuels se sont noués, sur tous les continents : l’Afrique – Marco, Algérie, Tunisie, Egypte, Ethiopie ; l’Europe – Constantinople, Salonique, la Bulgarie ; l’Asie – Bagdad, Mossoul, Damas, Alep, Jérusalem, Mikveh-Israël près de Tel Aviv ; l’Amérique avec Monsieur Nissim à New York.


DOSSIER DE PRESSE

« Dans cet ouvrage remarquable, l’auteur retrace et documente une partie de l’histoire de l’Alliance israélite universelle, véritable saga pédagogique et humaniste dont l’influence fut énorme. Fondée en 1860 à Paris, on sait qu’elle créa des écoles de plusieurs types dans tout le bassin méditerranéen et bien au-delà afin d’offrir aux jeunes juifs toute les possibilités d’éducation intégrée dans les valeurs universelles de la République. L’extrême richesse de ce livre réside dans le très large usage des archives longuement citées, surtout de la correspondance de ces missi dominici de la culture. Dans des conditions de précarité inimaginables et avec un enthousiasme incroyable, ces véritables consuls juifs mirent sur pied des écoles primaires, secondaires et professionnelles fondées sur les valeurs d’un judaïsme ouvert sur le monde. Des milliers d’enfants sont entrés par l’AIU dans le monde moderne en même temps qu’ils s’affirmaient comme des juifs à part entière. De Mogador à Ispahan, de Sofia au Caire et bien sûr en Palestine, des hommes et des femmes se dévouèrent sans compter.[…] Trois établissements scolarisent en 1865 dans tout le réseau de l’AIU 680 élèves. Ils seront près de 48 000 répartis dans 127 institutions en 1939. Au milieu du démantèlement de l’Empire ottoman, des guerres européennes, la foi de ces hommes et de ces femmes dans les nécessités de l’éducation ne faiblira pas. Ce livre est la chronique inspirée d’une réussite évidente et capitale dans l’histoire du judaïsme. On éprouve beaucoup d’émotion à la lecture de ces documents parfaitement replacés dans leurs contextes, inoubliables souvenirs d’une splendeur passée. » Dominique Bourel, Culture de France en Israël, revue de l’ambassade de France, mars-avril 2000.

« Portraits de croisés du judaïsme : Dans son huitième ouvrage, Les missionnaires juifs de la France, E. Antébi fait corps avec ses héros, elle enrichit la galerie des portraits et fournit les clefs du monde que nous avons perdu. Vous mesurerez combien cette perte est cruelle, combien elle contribue, avec d’autres, à l’amenuisement de la France. […) Elizabeth Antébi a voulu en exergue cette confidence d’une ancienne élève de l’AIU (mai 1956), Thérèse Mitrani : ‘Rentré à la maison, mon père nous lisait les articles de Zola et disait : La France, mes enfants, seul pays au monde dont le peuple pouvait se passionner et se déchirer pour défendre un juif (Dreyfus) innocent. Il me semblait que toute la beauté du monde, toute la justice de la terre s’étaient réfugiées dans ce pays qui portait le nom de France et que je rêvais de connaître un jour.’ […] Les Alsaciens furent nombreux …[…] Ajoutez ceux de Smyrne, Andrinople, Salonique, Constantinople, de Turquie et des Balkans, l’élite, en première ligne, suivie de l’axe Livourne-Salonique, l’axe séfarade pur qui entraîne juifs italiens et tunisiens suivis de loin par les piétailles, Afrique du Nord, puis déclassés, Syrie, feu Eretz Israël devenue Palestine malgré Jérusalem ou ce qu’il en reste, Mésopotamie et les égarés de l’Asie et de l’Afrique profonde, sans oublier les juifs ‘russes’ difficiles à vivre, que poussent les pogroms, terreau pour les commentateurs de Marx.[…] Rien n’échappe à Elizabeth Antébi. Autour de vingt-quatre portraits en pied, hommes et femmes, croqués en peu de mots, elle balaie un siècle et, de New York à l’Asie centrale, une moitié de la planète. » Pierre Chaunu de l’Institut, Le Figaro, mardi 28 décembre 1999.

« L’auteur offre des portraits saisissants et vrais de personnages qui pourraient tous nourrir des scénarios inoubliables. Parfois la grande Histoire les attend au tournant de leur lutte modeste et courageuse. Voilà David Sasson confronté au massacre des Arméniens ; voilà Joseph Néhama (1880-1971) à Salonique, durant l’horreur absolue incarnée par le monstrueux Aloïs Brunner. Leurs témoignages, leurs écrits, rapportés ici, constituent des documents inestimables. » L’Arche, janvier 2000.

« La République avait ses ‘hussards noirs’, l’Alliance israélite universelle eut les siens. Ces missi dominici du judaïsme libéral voyaient dans la culture française issue des Lumières et de l’esprit révolutionnaire un puissant facteur de progrès. Parfois au péril de leur vie, ils s’acharnèrent à développer l’enseignement de notre langue dans les Balkans, au Maghreb et même au Moyen-Orient. A travers vingt portraits, E. Antébi leur rend un hommage très engagé. Pour autant, elle n’occulte en rien la violence des conflits qui opposèrent ces hommes aux juifs orthodoxes, souvent influencés par l’Allemagne, comme aux militants sionistes, résolus à pourfendre ces hérauts de l’assimilation. » Rémi Kauffer, Le Figaro Magazine, Samedi 13 novembre 1999.


EXTRAITS

Elie Nathan (1883-1960) : un champion des libertés à Constantinople

Constantinople n’était pas seulement la capitale de l’Empire ottoman, “s’étendant du Danube jusqu’au golfe d’Aden et de la frontière tunisienne jusqu’à la Perse” et dont relevaient ou avaient relevé toutes les terres de mission de l’Alliance, à l’exclusion du Maghreb ; c’était aussi la tête de pont économique de la France en Orient, à une époque où les rapports entre l’Empire ottoman et les grandes puissances étaient régis par les capitulations ou traités d’exterritorialité spécifiques.

Une majorité de “missionnaires” venaient de Turquie d’Europe, et plus particulièrement des deux “capitales”, celle de jadis, Andrinople (Edirne) et celle de maintenant, Constantinople.

Avec Elie Nathan, apparaît l’un des premiers missionnaires, formé dans les écoles de l’Alliance et qui exerce dans son propre pays.

Il n’a pas connu l’époque héroïque, celle où, pour l’instituteur en Orient, tout était dans le chapeau, ou plutôt dans le haut-de-forme : “Ce n’est pas un couvre-chef ordinaire”, écrivait Navon, “il est le chapeau-diplôme”. « Ce haut de forme, c’est toute l’Europe qui entre avec lui ... Songez donc ! Ne le coiffe pas qui veut, même à Paris ! Il est le symbole de la science, on nous l’affirmait du moins. En vous décernant votre titre de savant, l’Etat seul vous autorise à l’arborer. » (A. Navon : “La fondation de l’école de l’Alliance à Andrinople”, Paix et Droit, avril 1923). Mais il a assisté à la promulgation, en 1925, de l’édit kémalien d’interdiction du port du fez - ce couvre-chef oriental dont la hauteur et la position du gland avaient toujours indiqué l’importance d’un personnage.

Nathan n’a pas suivi non plus le grand partage du monde, au congrès de Berlin, en juin-juillet 1878 - indépendance proclamée de la Serbie, du Montenegro et d’une Bosnie-Herzégovine “protégée” par l’Autriche - même s’il en subit les conséquences trente-quatre ans plus tard avec les guerres des Balkans.

En revanche, il a connu tous les grands tournants historiques depuis lors : la tolérance du sultan, jusqu’en 1908, le “caractère franchement libéral” du gouvernement des Jeunes-Turcs, la fin de la Grande Guerre, suivie de l’occupation du territoire ottoman par les Alliés et du dépeçage de “l’homme malade de l’Europe”- comme on appelait, dans les chancelleries, l’Empire menacé - la guerre d’Anatolie et le combat de Mustapha Kemal pour fonder la Turquie moderne.

Constantinople était un univers à elle toute seule sur le Bosphore, avec des quartiers très divers de part et d’autre de la Corne d’Or (bras de la mer de Marmara qui coupe en deux la ville européenne) : la première école de l’AIU avait été fondée dans le quartier populaire de Couscoundjouk, grâce au courage du patriarche Abraham de Camondo, qui n’avait pas hésité à affronter les fureurs du parti dévôt. Puis s’étaient ouvertes les écoles des quartiers de Balata, de l’élégante Galata (quartier des ambassades), de Haskeuy et Ortakeuy. Ainsi que, dans la périphérie de la capitale, les écoles de Cavalla, Demotica, Gallipoli, Rodosto.

Nathan avait été élevé dans l’école de Galata, où il était revenu enseigner avec le titre d’instituteur, après des débuts à Andrinople. Son directeur, Benvéniste, ne tarissait pas d’éloges sur ce jeune collaborateur qui “fréquente peu la société, les cafés, les brasseries et aime vivre au milieu des siens.”

Très tôt, Elie Nathan avait appris à garder son sang-froid en des temps troublés : il avait vingt-cinq ans quand avait éclaté la révolution jeune-turque, déclenchée par des officiers de l’armée ottomane inspirés par les idées de la révolution française : “Le soleil de la liberté éclaira pour la première fois, depuis des millénaires peut-être, la reine de l’Orient. La foule en délire débordait de joie et, vers les deux heures de l’après-midi, porté par un torrent humain formé de près d’un million d’hommes, je me trouvai au palais de Yildiz (Yildiz Kiosk, “le palais de l’étoile”, résidence d’Abdul-Hamid II) où le terrible autocrate de la veille dut se montrer au peuple qui l’acclamait.”

Elie Nathan parle pourtant de la tolérance des sultans qui a préparé le terrain à l’Alliance en autorisant, par exemple, les israélites du bassin oriental de la Méditerranée et de la péninsule des Balkans à parler la langue judéo-arabe. Pour Nathan (d’autres missionnaires ne furent pas du même avis), ce fut le moyen donné à ces communautés de garder “durant des siècles des affinités latines qui les apparentaient étroitement, malgré leur origine sémitique, aux peuples de l’Ouest méditerranéen”.

C’est ainsi qu’il explique les grandes disparités de recrutement, par l’Alliance, des instituteurs et institutrices pour l’Occident :

Il semble que les régions de l’Empire ottoman que, pour la commodité de notre démonstration, nous appellerons les régions judéo-espagnoles, régions comprises entre le Danube et une ligne idéale passant par Rhodes et le Sud de l’Anatolie, ainsi que les ports du Maroc, ont fourni un contingent qui s’est distingué, pour ce qui a trait à la connaissance de la langue française, par un degré d’avancement et de souplesse que des statistiques, s’il en existe, ne sauraient manquer de mettre en évidence.

L’Alliance israélite universelle joue à l’époque un rôle si éminent, sur la scène internationale, que le 15 juillet 1909, une mission parlementaire ottomane vient rendre visite au président de l’AIU, Narcisse Leven : elle est conduite par Riza Tewfic, un musulman, ancien élève de l’Alliance, accompagné de deux députés juifs, Sasson et Metzliah, du député arabe Boustani, du député turc Midhat Chükrü, du représentant du comité Union et Progrès, le capitaine Ismaïl Jumblatt, et de l’un des futurs triumvirs, Talaat bey. Cette ambassade officieuse témoigne de l’importance politique et spirituelle dans l’Empire ottoman de l’Alliance, qui peut se féliciter de voir trois de ses anciens élèves israélites siéger au Parlement.

Puis les événements s’enchaînent et la capitale est livrée à l’effervescence permanente : déposition du sultan remplacé par son frère, Mehmed V ; première guerre balkanique déclenchée, le 8 octobre 1912 par le Montenegro ; coup d’Etat d’Enver Pacha, le 23 janvier 1913 ; triumvirat des “Pachas sans Dieu” pour gouverner l’Empire, en février 1914 - Enver, ministre de la guerre, Djemal, ministre des Travaux Publics, puis de la Police, Talaat, ministre de l’Intérieur.

Plus que tous ces événements, ce qui préoccupe Nathan, sur le terrain, c’est la montée en puissance des sionistes, “israélites non ottomans venus d’Allemagne et de Pologne”, déchaînés contre l’influence française et l’Alliance israélite universelle. Car, à la faveur de la révolution jeune-turque et de l’affirmation des nationalismes qui connaît son paroxysme avec les guerres des Balkans, le sionisme a désormais pignon sur rue. Victor Jacobson (1869-1934), venu de Crimée où il était banquier, et beau-fils d’un des chefs sionistes, Menahem Ussichkin (1863-1941) a participé à la fondation de la banque sioniste Anglo-Levantine Bank, et a racheté des journaux (en particulier L’Aurore, de langue française) ou des participations à des journaux de la capitale ; il est l’antenne des sionistes à Constantinople. “Avec la maîtrise qui caractérise les commis-voyageurs allemands, on a su mettre à profit toutes les circonstances favorables pour introduire auprès du public ce nouvel article de l’exportation germanique.”

Elie Nathan s’inquiète, en particulier, de l’implantation d’un club sportif, le Maccabi, dont l’un des chefs de section vient de Bulgarie, “avec sa barbe rousse en pointe, ses yeux furibonds et ses bras bien musclés.”

L’Alliance, soucieuse de neutralité, perdit, comme l’en avaient mise en garde nombre de ses professeurs, sa bataille contre le sionisme. Mais, à Constantinople, le problème n’était déjà plus là. Avec les guerres balkaniques, narrées au jour le jour par les missionnaires de la capitale et des marches de l’Empire, le problème majeur était celui des réfugiés qui s’amoncelaient partout. L’un des professeurs, Alhalel, écrivait à l’Alliance : “Vous me demandez comment il se fait que les réfugiés ne rentrent pas chez eux. Pour ceux qui sont originaires d’Andrinople, la question ne se pose évidemment pas. Le siège de cette place est très rigoureux : personne n’en peut sortir, personne n’y peut entrer. Les autres réfugiés viennent de Kirk-Klissé, de Lulé-Bourgas, de Tchorlou, de Silivrie. Il est impossible de communiquer avec ces villes : les autorités aussi bien turques que bulgares s’y opposent.”

Autre problème grave : l’émigration des familles israélites riches ou aisées qui ne veulent pas livrer leurs enfants à la conscription, dans ce climat de guerres incessantes. Dans la capitale, les missionnaires de l’Alliance se dévouent sans compter. Leurs rangs sont décimés par le typhus : Nissim Albala, Albert Antébi meurent brutalement, laissant leurs veuves dans le dénuement. Niego, l’ancien agronome de l’Alliance, devenu un haut dignitaire B’nai B’rith et fondateur de Loges dans la capitale, a créé en 1915 un lycée d’inspiration allemande, dirigé un temps par le malheureux Alhalel. Le solennel Benveniste multiplie les rapports. L’homme de coeur qu’est Bassous écrit des lettres émouvantes. Rosalie Chéni tient la barre des écoles maternelles.

L’une des destinées les plus émouvantes de cette époque fut celle de Delphine Franco, la directrice de l’école d’Ortakeuy. Née à Hochfelden, deux ans avant la guerre de 1870, c’était une Alsacienne, orpheline de mère, que son père, le rabbin Bloch, avait recommandée à Narcisse Leven. Envoyée à Tunis comme institutrice-adjointe, elle avait fauté avec un imprimeur catholique d’origine maltaise, qui le soir faisait partie de l’orchestre d’un café chantant et qu’elle voulait épouser. Le jeune homme avait demandé sa main. Pour l’AIU, les inconvénients étaient multiples et allaient du discrédit jeté sur une école israélite où les institutrices se mariaient à des chrétiens, jusqu’à l’accusation de pousser aux conversions, si l’imprimeur adoptait la religion israélite. L’Alliance s’opposa donc au mariage et le père Bloch envoya une lettre furieuse à sa fille. La jeune fille de vingt ans décida de suivre sa folle passion. L’Alliance la révoqua, son père la maudit, quand se produisit un coup de théâtre :“Le jeune homme à qui elle a tout sacrifié, parents, famille, sitaution, honneur, vient d’être assassiné”. Le mariage était fixé pour le mois de septembre suivant !

L’Alliance s’était montrée bonne fille : elle avait gardé son institutrice et l’avait nommée à Tanger, puis à Tatar-Bazardjik, en 1891. Là, en Bulgarie, l’attendait son destin, sous la forme d’un homme romanesque, écrivain de surcroît et grand missionnaire de l’Alliance, Moïse Franco, qui était né à Constantinople et dirigeait l’école de garçons. Ils se fiancèrent (elle avait vingt-cinq ans, et lui, vingt-neuf) et il la fit venir à Constantinople où il avait été nommé directeur de l’école de garçons du quartier d’Ortakeuy, “un des faubourgs les plus agréables du Bosphore”, près du palais de l’étoile (Yildiz Kiosk), qui “renferme cinq cents familles juives”.

Delphine Franco n’avait pas quarante ans qu’elle était devenue veuve, pour la deuxième fois pourrait-on dire : son époux était mort brutalement à la veille de la révolution jeune-turque. Il la laissait avec deux enfants tout petits. Elle avait supplié l’Alliance de la rapatrier ou, du moins, de lui laisser voir sa famille, les Besnard, les Schwob, les Lorié, Stiffel, oncles et tantes qui l’avaient élevée. Fin 1919, elle s’éteignit à Constantinople, frappée d’apoplexie à la suite d’une colère. Elle laissait deux orphelins, une jeune fille de dix-huit et un garçon de treize ans, à qui l’Alliance fit une petite pension.

Après la Première Guerre mondiale et le traité de San Remo qui scelle le dépeçage de la Turquie, un officier de Macédoine, Mustapha Kemal, reprend les armes pour fonder la Turquie moderne.

Nathan décrit le chaos laissé à Constantinople par les guerres successives, le durcissement des autorités turques dans un sens nationaliste, la misère induite par les spéculateurs, la cohorte des misérables qui se ruent sur les écoles. C’est à cette aube tourmentée d’une époque nouvelle que voient le jour les enfants d’Elie Nathan, Esther, le 23 février 1923, Nissim, le 12 décembre 1925 et Victor, le 31 mai 1929. Les Nathan, qui ont déménagé dans le quartier reconstruit de Couscoundjouk, habitent 20 rue Yeni Sokak.

Avec le massacre des Arméniens et le haro sur les Grecs, les commerçants juifs sont devenus l’un des éléments les plus influents du pays et maitrisent une grande partie de l’économie. Ils ont même, à San Remo, renoncé au statut protecteur des minorités, pour ne pas se distinguer des autres citoyens turcs. En moins de vingt ans, ils déchantent tristement.

Dès la fin de la guerre d’indépendance, un mot d’ordre nouveau est lancé : “La Turquie aux Turcs, habitée par les Turcs et dirigée par les Turcs”. Il n’est plus question de laisser les israélites parler l’espagnol et se proclamer latins et occidentaux. Les Turcs les écartent des postes de responsabilité qu’ils détenaient jusqu’alors dans les ministères et les administrations. De 1925 à 1930, plus de vingt mille juifs quittent leur terre natale, même si soixante mille restent en Turquie. Ce sont les chiffres donnés par l’éditorialiste de l’Alliance, Alfred Berl, qui ajoute : “S’assimiler, ce n’est pas changer de type moral - pas plus que physique - ni renier ses origines ou sa foi traditionnelle. Il s’agit de s’agréger par le coeur et la volonté au pays qui nous a vu naître et à la population qui nous entoure et à les aimer, comme un fils et comme un frère, à en partager également les charges et les droits, les chagrins et les joies, les périls et les espérances, les bienfaits et les sacrifices.” Elie Nathan se fait le chroniqueur au jour le jour de la débâcle allianciste. Il nous donne une description précieuse de cette période mal connue, telle qu’elle fut vécue par la communauté israélite dans la mouvance nationaliste et socialiste de l’époque, avec la fondation d’une langue nouvelle pour un homme nouveau. “C’est un mélange de turc, d’arabe et de persan, et c’est la syntaxe arabe qui gouverne ce mélange ; la grammaire est encore à créer, et avant de l’enseigner aux étrangers, il conviendrait d’en fixer les règles” : A. Berl, “Le judaïsme en Turquie”, Paix et Droit, mais 1928. A la même époque, ne l’oublions pas, vient de se forger l’hébreu, devenue la troisième langue de Palestine (avec l’anglais et l’arabe).

3 décembre 1934

La langue turque, comme chacun le sait, est constituée en majeure partie (dans la proportion de 80% à en croire le dictionnaire d’Ibrahim Djoudi édité à Trébizonde en 1914) par des mots et locutions empruntés aux langues persane et arabe, arabe surtout. Les Turcs, dans leur marche conquérante vers l’Ouest, n’ont pas manqué, au cours des siècles, de subir l’attrait des brillantes civilisations des peuples qu’ils subjuguaient, au point d’avoir adopté leur religion, leurs coutumes et en très grande partie leur langue.

Avec le temps, cette influence alla en s’intensifiant et il en est résulté pour les Osmanlis [dynastie ottomane], la formation d’une langue qui pouvait dans une certaine mesure être considérée comme un excellent instrument de culture et à laquelle les intellectuels étaient unanimes à reconnaître une forme classique. C’est cette langue qu’il s’agit aujourd’hui d’éliminer et de remplacer par quelque chose de nouveau, d’inconnu, emprunté au turc - autrement dit à une langue prémédiévale, pourrait-on dire, et dont il ne reste plus aucune trace dans le parler populaire lui-même, à plus forte raison dans la langue littéraire.

Tâche colossale, surhumaine et d’autant plus ardue que depuis l’époque plus que millénaire où les premiers Turcs abandonnèrent l’Asie Centrale, des influences que l’on peut qualifier à juste titre d’ancestrales se sont interposées entre la source primitive où l’on prétend s’abreuver à nouveau et le présent, tel qu’une nouvelle série d’ “aïeux” ont eu le temps de le préparer. Et s’il est vrai, comme l’affirme Gustave Le Bon [Gustave Le Bon (1841-1931) était un médecin français, auteur d’un livre fondamental sur la Psychologie des foules (1895), l’un des premiers à mettre en évidence les mécanismes de manipulation à grande échelle de l’inconscient collectif par la propagande.] dans son étude sur les lois psychologiques de l’évolution des peuples, que “les morts, infiniment plus nombreux que les vivants sont aussi infiniment plus puissants qu’eux ; qu’ils régissent l’immense domaine de l’inconscient, cet invisible domaine qui tient sous son empire toutes les manifestations de l’intelligence et du caractère ; que c’est par ses morts, beaucoup plus que par ses vivants qu’un peuple est conduit, [...] et que les morts sont les seuls maîtres indiscutés des vivants”, si tout cela est vrai, on ne voit pas trop comment et à quoi la nouvelle et récente innovation d’ordre linguistique pourra aboutir.

On a rarement aussi bien exposé et compris le phénomène nouveau de ces débuts du XXe siècle : la fabrication de ces “territoires de la langue” nouvellement surgis, forgés à partir de langues ancestrales réservées à d’autres usages, refondues dans un but idéologique, repétris en fonction d’idées préalables - et non “vivantes”, c’est-à-dire nées d’une culture dont elles seraient l’aboutissement et l’expression vécue et remodelée au cours des siècles, en fonction des bouleversements de l’âme des peuples. Pour l’Alliance, l’arraisonnement d’une langue, impliquant un choix arbitraire et la domination d’une tranche de population sur une autre, est une mutilation de la mémoire ne pouvant que conduire à l’intolérance d’une autre forme de civilisation, dont on supprime jusqu’au souvenir des nuances (ou oppositions) culturelles et sensibles. En témoigne caricaturalement l’exemple du “père de l’hébreu”, Eliezer Ben Yehouda, imposant à sa femme Deborah de bercer leur enfant dans une langue hébraïque qu’elle venait d’apprendre, alors que lui venaient aux lèvres de vieilles berceuses en yiddish.

Dans ce contexte, l’Alliance a été l’une des premières à subodorer que la langue française pouvait être un territoire de refuge de la pensée, un garant de la tolérance et du respect des autres. La langue idéologique, en effet, “semblable à une cocarde”, vous “campe politiquement”. Ainsi un simple bonjour, en Turquie kémaliste, peut s’énoncer de cinq façons différentes, et Elie Nathan les énumère : il y a l’expression imposée Gün aydin ; Hüda hafiz (Dieu vous garde), où le premier mot est persan et le second arabe et qu’utilisent certains religieux, ce qui n’est pas très bien vu à une époque de laïcité obligatoire ; Sabahlar haïr olsun, expression turque où le deuxième mot est arabe ; Selâm aleikum, le salut traditionnel arabe, mal vu des autorités ; ou le Merhaba, arabe et populaire.

Il est curieux de voir Nathan chercher aide et protection du côté ... du comte de Chambrun, ambassadeur de France en Turquie, qui le reçoit en janvier 1933 : “Toute la conversation se déroula sur un ton dont la caractéristique fut une parfaite bienveillance qu’accentuaient bien souvent des échappées de cordiale gaieté.” Nathan se plaint de la ruine “totale, irrémédiable” qui menace les écoles de langue française, avec l’imposition du turc comme langue d’enseignement, le choix des cadres contrôlés par les autorités, ainsi que le barême des traitements. C’est alors que Chambrun demande pourquoi ce flot d’immigrants juifs se dirige vers la France. Nathan parle d’ “affinités latines” et invoque les trois-quarts de siècle d’enseignement prodigué par l’Alliance au cours desquels “la culture française a commencé à se superposer à l’ancienne civilisation castillane quasiment figée dans une immobilité qui ne pouvait aboutir qu’à un effacement”. Et il ajoute (en écho involontaire à une chanson célèbre de la même époque, chantée par Joséphine Baker) : “Si je ne craignais de tomber dans le ridicule, je me permettrais de citer l’alexandrin fameux de Henri de Bornier : ‘Tout homme a deux pays, le sien et puis la France’.”

L’ambassadeur répond : “Tenez, je puis bien dire que pas une goutte de sang israélite ne coule dans mes veines, mais je vous déclarerai franchement que je suis sincèrement philosémite et j’estime que les israélites d’Orient ne peuvent manquer de jouer un rôle de premier plan dans le projet que je caresse.” La diplomatie française de l’époque est en effet désireuse de garder son influence en Orient, et ce ne sera pas l’un des moindres paradoxes de la guerre qui s’annonce que de voir, comme en Perse, les persécuteurs des juifs en France ordonner à leurs consuls de protéger les directeurs d’écoles de langue française en Orient.

Toujours dans cette perspective d’affrontement des grandes puissances par juifs interposés, Elie Nathan déplore l’attitude, préoccupante par rapport aux Turcs, adoptée par les sionistes et le Lycée juif (créé en 1915 par le B’nai B’rith) :

20 avril 1933

Tandis que les judéo-espagnols s’adaptent de plus en plus à leurs nouvelles conditions d’existence, non seulement dans la métropole, mais même et surtout dans les villes secondaires de l’Empire où ils essaiment, les judéo-allemands, confinés dans le quartier de Galata où ils forment un bloc compact, continuent à vivre de leur vie propre, que semblent constamment retremper de nouveaux apports.

Une cloison de plus en plus étanche semble s’établir entre les deux rameaux d’une même race, empêchant toute communication, tout phénomène d’osmose humaine. [...] Le groupe ashkénazi semble être une colonie polonaise transplantée à Constantinople, réglant sa vie sur celle des coreligionnaires du pays d’origine, en recevant ses directives et faisant siennes certaines de ses aspirations auxquelles les conditions politiques d’avant-guerre ne pouvaient manquer de donner un caractère nettement subversif.

Les frictions se multiplient entre l’Amicale des anciens élèves de l’Alliance et le B’nai B’rith, dont le représentant le plus éminent dans la capitale est Niego ex-élève et ex-directeur de l’Alliance, qui a infiltré les milieux judéo-espagnols grâce au Lycée ! Pourtant, Niego a gardé un attachement à l’AIU et ses conférences émues sur le passé attirent les nostalgiques. La “grâce allianciste” le frappe lorsqu’il se remémore les années d’avant-guerre : “Il en était transfiguré : par sa parole, par son geste, par sa figure qui en devenait majestueuse, par le feu de son regard, il semblait vouloir nous inculquer la beauté sublime de l’immortel appel. [...] Ils y croyaient à ces paroles prophétiques qui, à soixante-quinze années de distance, leur parvenaient par-delà la tombe. Comment ne pas y croire ? Ils en étaient eux-mêmes l’illustration vivante.”

Fin 1934, le nationalisme bat son plein. La scolarisation dans les écoles turques est accélérée, le nombre d’élèves a doublé depuis dix ans, les femmes viennent d’accéder au droit de vote. Mais ces progrès incontestables ont leurs revers : Nathan apprend que l’école de l’Alliance à Andrinople, dirigée depuis quatorze ans par les Mitrani, a été dévastée. La population juive de la ville est tombée de vingt-cinq à cinq mille personnes. Un an plus tard, sous la pression du Parti du Peuple, les écoles de Couscoundjouk s’effondrent: les juifs alentour émigrent, victimes de la terreur. Puis, sur la rive asiatique, l’école de l’AIU à Haydar-Pacha ferme ses portes.

En février 1936, Elie Nathan est convoqué à une réunion officielle pour être mis au courant des nouveaux règlements sur les écoles étrangères et minoritaires, dont la sienne. Nathan lutte pied à pied courageusement. Il proteste contre les mots “non-musulmans” introduisant une discrimination contraire à l’esprit de la laïcité. Il rend hommage à la frange des anciens élèves de l’Alliance qui “s’opposent à la vague d’un genre nouveau qui menace de tout submerger” et puisent dans leur éducation la force de leur héroïsme. Il décrit alors, d’une manière saisissante, le mécanisme d’oppression à l’oeuvre dans les régimes totalitaires de l’époque, avec la falsification de l’histoire réécrite sur le mode pseudo-scientifique:

23 Nisan 1936

Depuis trois ou quatre années bientôt, nous assistons, dans les domaines historique et linguistique notamment, au développement de la plus extraordinaire mégalomanie dont jamais peuple donne l’effrayant spectacle. Ainsi, “il est prouvé” que toute la civilisation procède de la civilisation turque qui s’épanouit, à une époque qui se perd dans la nuit des temps, dans l’Asie Centrale, berceau de toute l’humanité, et d’où les Turcs la répandirent dans tout l’Ancien Continent lors de leurs innombrables migrations. Une carte spéciale (voir la carte ci-annexée, extraite du livre d’histoire obligatoirement employé dans la quatrième classe des écoles primaires) montre les directions prises par les différents groupes qui essaimèrent en Extrême-Orient, dans les Indes, dans toute l’Europe et jusques et y compris l’Armorique et la Grande-Bretagne. Bien entendu, des flèches significatives y traversent également l’Arabie, l’Afrique du Nord, pour remonter en Espagne jusqu’aux Pyrénées. Tout cela a dû se passer bien avant la période pharaonnique. D’où il résulte que tous les peuples ne sont que des rameaux détachés de la souche turque primitive, y compris les Sémites dont la langue doit, en bonne logique, plonger des racines profondes dans l’ancien fond de la langue turque, dont elle ne saurait ne pas dériver.

Les maîtres et alliés soviétiques ont montré le chemin à Kemal Ataturk : suppression du Califat, abandon de l’écriture arabe et adoption de l’alphabet latin pour creuser le fossé entre Arabes et Turcs, licenciement “par fournées de cent à cent cinquante employés” des ressortissants turcs appartenant aux minorités non-musulmanes, embrigadement des jeunes gens dans “les mêmes haines, haine du passé, haine de l’étranger, haine des non-musulmans”. Et “derrière les équipes de diplomates, [...] il y a la foule innombrable des fonctionnaires et des adhérents du terrible Parti du Peuple”.

Ce nationalisme exacerbé est d’autant plus violent à l’encontre des Juifs qu’en Palestine proche le sionisme impose sa loi, réécrivant aussi l’histoire à sa manière. Les israélites turcs supplient l’Alliance de remettre ses écoles au gouvernement pour obtenir “l’égalité de traitement par l’Etat et par la Loi”. L’Alliance, toujours pragmatique, se résout à une laïcité lui interdisant de mettre en danger ses élèves en affichant une “mentalité particulariste”. C’est ce qu’écrit le nouveau secrétaire de l’Alliance, Sylvain Halff, à Nathan : “Les écoles juives n’ont plus qu’une valeur de provocation”.

Nathan voit disparaitre son dernier rempart. Il plaide la cause de son petit peuple, une dernière fois :

19 novembre 1937

Il est certain qu’au moment de l’instauration du régime kémaliste, un immense espoir épanouissait tous les coeurs. Les Turcs, ces Turcs si hospitaliers, si tolérants, chez qui l’islamisme créait une espèce de fraternité d’ordre raciste ou spirituel avec le judaïsme, ces Turcs (rahmamim y piadosos, charitables et pleins de pitié, pour employer l’expression judéo-espagnole) enfin maîtres de leur pays occupé par les Alliés, mais dévasté par les armées grecques, devaient inaugurer une ère nouvelle, incomparablement plus brillante que celle du sultanat. [...] Au lieu de cela, on assiste à l’application méthodique d’un plan tendant à l’élimination graduelle de tout ce qui n’est pas musulman. [...] Il faut avoir vu le désespoir des parents pour se rendre compte de l’importance que l’ambiance actuelle confère à nos écoles (celles de Galata comptent environ neuf-cents élèves) et de l’immensité du désastre que constituerait leur fermeture.

Nathan obtient gain de cause - pas pour longtemps. Le combat est perdu. La Deuxième Guerre mondiale en scella la fin. Mais l’honneur était sauf : l’esprit de tolérance, d’adaptation pragmatique à la loi du vainqueur sans sacrifier les valeurs essentielles, restait une idée qui chemine, grâce à un Elie Nathan, et à son combat pour les libertés.

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